Salut, un témoignage que j'ai longtemps hésité à faire sur ce forum... mais au final c'est un exercice intéressant aussi pour moi. Et je me dis que ça peut faire avancer le schmilblick de donner des exemples concrets, surtout si c'est contextualisé correctement. Dites moi si c'est le cas ou pas!
Remarques préliminaires:-e ne suis pas un théoricien de la sécurité, c'est juste qu'au cours des 10 dernières années j'ai été confronté assez souvent à des situations de violences à survenue brutale avec composante d'évacuation (au point qu'on m'appelle "chat noir"
), qui ne sont représentatives de rien d'autres qu'elles-mêmes... j'y trouve quand même des points communs et c'est ce qui est à mon avis le plus intéressant.
je ne rentre volontairement pas dans les détails de nos stratégies internes de gestion des risques, et n'en fais ressortir que celles qui me paraissent pertinentes en rapport à l'évacuation, c'est déjà un gros sujet je trouve
.
Mes conclusions sont à prendre avec précaution, car chaque contexte est différent, et il est impossible d'avoir une "recette" pour la prise de décision... il y a quand même certains réflexes qui peuvent être utiles.
une des spécificités communes à tous ces exemples est que l'évacuation totale ne va jamais de soi: je bosse pour une ONG médicale qui gère des structures de soins, et lors de violences, non seulement l'utilité de nos activités est maximale: réception d'afflux massifs de blessés et possibilité de sauver pas mal de vies, mais aussi facteur protecteur: le fait d'être (le plus souvent) la seule structure de soins conservant une activité dans les zones de violence nous rend utiles aux combattants, qui en sont conscients, et cesser cette activité peut nous mettre en danger: on perd cette utilité pour les combattants, voire on risque des représailles car ils comptent sur nous pour soigner leurs blessés... On se retrouve donc plutôt dans des questionnements de type: comment réduire la taille de l'équipe pour réduire l'exposition au risque tout en gardant une capacité d'action: concept de "skeletton team". Cette composante limite la portée de ce que je vais raconter pour le pékin moyen confronté à une décision d'évac, désolé.
je mets l'accent volontairement sur des "erreurs" commises: c'est facile à dire après coup, mais sur le moment c'est pas pareil, donc merci de ne pas juger (c'était une des raisons de mes hésitations à témoigner). Au sein même de ces exemples il y a eu principalement des bonnes décisions, et si on juge sur résultats, ces exemples sont des succès: pas de blessés, morts, kidnappés... ce n'est malheureusement pas toujours le cas mais les exemples seraient trop sensibles pour que j'en parle sur un forum public.
J'ai choisi ces quelques exemples car ils me semblent variés et représentatifs, y'en aurait d'autres;)
Je ne rentre volontairement pas trop dans les détails/dates des contextes rencontrés, pour conserver un anonymat relatif.
exemple 1: offensive djihadiste sur la zoneprise de contrôle d'une région par un groupe djihadiste. On a un hopital dans la zone.
Je rentre de vadrouille dans la région sans moyen de communication (téléphone satellite=espion=t'es mort), et découvre qu'il y a des combats dans la ville où je suis basé. Il y a un check point à l'entrée de la ville qui empêche les voitures de rentrer, on fait l'erreur de négocier pour le franchir, et d'être trop persuasifs: on traverse la ville au milieu des combats, on a vraiment eu du bol de ne pas se prendre une balle ou une grenade.
enseignement: un check-point, même tenu par des "méchants" (djihadistes en l'occurence), peut être protecteur, ne pas forcément considérer qu'il n'est qu'un obstacle à franchir. Ne pas s'obséder pour rejoindre le lieu où on se sentirait en sécurité, parfois il est plus safe de rester où on est, même relativement exposé.Quelques heures plus tard, ils ont pris la ville. Premier réflexe: tous partir. Mais on comprend rapidement que les djihadistes cherchent à "séduire" a population locale (phase initiale classique de prise de contrôle), et que cette population ne leur pardonnerait pas la fermeture de notre hopital... et donc qu'ils ne nous pardonneraient pas une évac totale (plusieurs heures de route en territoire très exposé sans lisibilité contexte). On décide quand même d'évacuer une partie de l'équipe sans les prévenir le lendemain matin... ça a été chaud pour se justifier et leur faire comprendre que l'hosto était toujours fonctionnel. Au final on a réussi à bosser dans la zone pendant encore plusieurs mois, et réussi à faire des arrivées/départs sans gros souci. (ensuite ça s'est révélé impossible de rester plus longtemps mais on n'a pas eu de gros problème sécu type blessé/tué/kidnappé)
Enseignement: une évac trop rapide et sans préparation/contact avec le groupe armé en "contrôle" peut provoquer une réaction violente, et donc augmenter l'exposition au risque. Il est parfois urgent d'attendre.
exemple 2: bouffée de violence entre armée et forces de sécurité "privée"
Des combats éclatent dans la capitale d'un pays instable entre plusieurs centaines de combattants VS l'armée. Ca se passe à queques centaines de mètres de notre bureau alors que nous sommes sur le point de partir rejoindre notre logement situé à 3 km. Il n'y avait aucun moyen de prévoir ça (contexte national tendu, mais capitale épargnée sans combats depuis plusieurs années, a priori les combats ont démarré sur un malentendu, donc pas du tout planifié)
Le bureau dispose d'une "salle sécu" (avec matelas, protections passives, caisse bouffe)
ça pête fort pendant 2-3 heures (plusieurs centaines de morts), puis calme. Très peu d'infos sur ce qu'il se passe. La nuit est tombée. On a le strict minimum au bureau et une salle sécu très exigue alors qu'à la base vie on a de la place, et de quoi tenir confinés pendant plusieurs semaines.
Un check point militaire a été mis en place à la sortie du quartier, on va parlementer avec eux pour voir si on peut passer... ils sont ok. On fait un convoi de 3 bagnoles avec 6-8 personnes/véhicules.
Les soldats pêtent un cable, ils ne pensaient pas qu'on serait autant, et nous négocions pour passer quand même... pour se faire arrêter au check point suivant 300 mètres plus loin, où c'est limite violent, on fait demi tour avant de se prendre des coups et on passe la nuit au bureau entassés dans la salle sécu. On découvre que la malle bouffe est quasi vide car dans la rotation des périmés ils ont sorti plein de trucs la veille et le remplacement n'est pas encore fait.
Enseignement: un stock bouffe ne doit jamais être dépouillé, même très temporairement
Enseignement: 3km selon les contextes, c'est très loinle lendemain matin tôt on trouve un contact plus haut gradé qui prévient tous les check points sur notre chemin (6 en 3 km si je me souviens bien!), on arrive à rejoindre notre base 2h avant la reprise des combats qui durent 3 jours, avec des violences très intenses. Hibernation totale.
Enseignement: la fenêtre pour se déplacer dans une zone de combat peut être étroite, et la situation est souvent un peu plus calme au petit matin (combattants qui se reposent), là dessus j'ai plein d'exemples.On résussit ensuite à évacuer par avion une grosse partie de l'équipe, et à démarrer des activités médicales de prise en charge de blessés/ support à la population.
exemple 3: entrée en guerre surprisePays en pleine guerre civile avec bonne compréhension des forces en présence et des lignes de front/zones sensibles. Reception d'informations dans les heures qui précèdent l'attaque de ce pays par un autre.
Nous avons une équipe et un hopital à 3h de route de la capitale.
Décision de passage en mode équipe squelette et envoi de l'essentiel de l'équipe internationale en capitale pour prendre un avion et sortir du pays.
Voyage en voiture ok jusqu'en capitale, puis nuit passée en salle sécu sous un pilonnage aérien massif, qui ne touche cette nuit là que la capitale, donc pas la zone où était l'équipe avant la décision d'évac... zone qui restera relativement épargnée pendant la guerre (qui dure toujours).
Au matin l'équipe arrive à monter dans le dernier avion qui quitte le pays.
Enseignement: décision d'évacuation prise en 30 minutes, fenêtre d'opportunité courte, avoir a capacité de faire son sac très vite.Questionnements sur la pertinence de l'évacuation... exposition augmentée la première nuit (bombardements), mais ensuite l'aéroport international a fermé, donc opportunité unique de réduire l'exposition d'équipes.
Il a ensuite fallu plusieurs jours de négociations pour obtenir le droit de faire atterrir un autre avion et evacuer d'autres staffs.
exemple 4: l'anarchie brutale: affrontements entre groupes armés en contexte urbain, pillagesContexte d'état failli en pleine guerre civile. Relatif calme dans la capitale depuis quelques mois, forces internationales déployées. redémarrage brutal de combat entre les 2 groupes en conflits sur l'enemble de la ville, et forces internationales trop occupées à évacuer les VIP internationaux pour être en capacité de s'interposer. En quelques heures c'est Mad Max, avec des barrages tous les 100 mètres de combattants drogués et lourdement armés, et pillages progressifs de tout ce qui peut l'être, en particulier des organisations internationales.
Nous avons un hôpital capable de recevoir des blessés, et une base de coordination à quelques kilomètres.
Etape 1: base de coordinationAu vu de l'intensité des combats et de l'absence de lisibilité contexte (qui est où?), nous restons en hibernation 48h en salle sécu. Le quartier est soumis à des pillages et violences et le risque que ça nous arrive est réel, mais nous décidons que le risque de circuler est supérieur.
Après 48h les pillages se rapprochent, les combats semblent moins intenses, nous avons quelques contacts sur la route, on décide de tenter le coup et de rejoindre l'hôpital qui semble moins menacé, car nous y soignons des blessés des 2 camps.
On traverse la ville en ambulance cachés derrière les vitres teintées, ça passe, impossible de savoir si c'était la bonne décision. Notre base coordination sera finalement épargnée malgré des tentatives d'intrusions prévenues par les habitants du quartier.
Une base secondaire sera pillée et mitraillée seulement quelques heures après l'évacuation de ses occupants, qui étaient considérés comme parti prenante du conflit (ethnie/religion).
Enseignement: ne pas se jeter sur la route immédiatement était là encore probablement la bonne décision.Etape 2: l'hopitalHopital fonctionnel avec des combats aux alentours, tensions importantes à l'entrée lorsque les combattants amènent leurs blessés, en particulier lorsque les 2 camps se croisent, mais on arrive à gérer. Au bout de 3 jours les Nations Unies se signalent enfin à nous, et proposent de sécuriser l'entrée de l'hopital par des blindés. Nous refusons car les considérons comme cible potentielles du conflit. Ils stationnent finalement des blindés à quelques centaines de mètres de l'hopital, qui se font rapidement attaquer et même détruire en partie.
Enseignement: chercher protection auprès d'une force armée ciblée dans le conflit et en incapacité de se protéger elle-même n'est pas forcément une bonne idée. dans les jours qui suivent nous réduisons l'équipe internationale au minimum tout en gardant l'hopital fonctionnel, et en évacuons 80%. A noter que les seules violences directes subies par nos équipes se produisent lors ce cette évacuation: lors d'une traversée en pirogue pour rejoindre le payus voisin, braquage par des "pirates" du fleuve. Quelques coups et items volés, rien de dramatique.
points communs à retenir selon moi:-utilité fréquente de "salles sécu": protection contre les balles perdues/explosion par sacs de sables (plafond++), malles de soins d'urgence et surtout malle sécu avec quelques jours de bouffe, de l'alcool, des cigarettes, jeu de carte (et capotes, en particulier si présence de femmes et risques de violences sexuelles). Il ne s'agit pas à proprement parler de "panic rooms" car en général pas d'utilité de portes blindées: risque de renforcer la violence de l'intrusion lorsqu'elle se produit.
Une serrure simple fermée à clé en cas d'intrusion peut suffire à décourager le braqueur pressé/peu motivé, s'il veut vraiment entrer et qu'il a le temps, il entrera et sera d'autant plus énervé que ça lui demandera des efforts importants d'où violences++.
-durée courte des violences maximales lors des combats: besoin de repos des combattants en fin de nuit, et après quelques jours, et réouverture des commerces pour manger pendant 24/48h, avant une éventuelle reprise des conflits
-importance vitale de contacts faits en amont avec les groupes armés, sans doute bien plus difficiles à faire à titre individuel, mais c'est meilleur moyen d'aide à a décision, et pour sécuriser un déplacement
-risque lié à l'évacuation le plus souvent supérieur à celui de rester sur place, avec exception lorsqu'on est potentiellement assimilé à une des parties du conflit: risque de ciblage.LE PLUS SOUVENT, IL EST URGENT D'ATTENDRE si on n'est pas exposé à un risque immédiat.
-quasiment toujours: impossibilité de déplacement la nuit, ce qui laisse quelques heures pour se préparer
-parmi les plus gros incidents sécu dont j'ai été témoin/dont je connais les détails (passage à tabac, kidnapping, balles perdues) (à l'exception de braquages par groupes armés qui tournent mal...) on retrouve souvent une décision impulsive de déplacement: l'exposition est maximale lorsqu'on est sur la route, en particulier si on ne sait pas qui contrôle les axes: il est plus facile de comprendre qui est en "contrôle" de la zone où on est abrité (même si ça peut changer tous les jours) et de trouver un interlocuteur, que de faire les contacts avec les multiples groupes qui contrôlent un axe, avec des check-points tous les 100 mètres...
Voilà, je suis conscient que ces situations sont très spécifiques, mais peut-être que d'en avoir entendu parler peut aider quelqu'un qui se retrouve dans une situation d'évac.
Et si certains du forum ont des expériences qui contredisent les miennes, dites-le! ça pourrait être utile pour équilibrer un peu les conseils, toujours très spécifiques à un contexte et une situation donnés.
A+