Toujours aussi juste, Kilbith.
J'ajouterais une considération philosophique à ce que tu as dit.
Nous sommes passés dans une ère où le savoir est anthropologiquement et culturellement changé, transformé. Les sources de savoirs ont muté. Auparavant, pour enquêter, faire un travail de recherche, il fallait y consacrer de longues heures d'études dans des bibliothèques, se taper la lecture de divers ouvrages et de multiples livres. Bien sûr, cela nécessitait l'apprentissage préalable de la lecture, technique nécessaire pour ce faire. Le mot
éduquer, issu du latin ēdŭcāre (« éduquer, former, produire ») a le même sens qu'
élever, porter plus haut l'individu par la connaissance.
De nos jours, un simple article Wikipédia permet d'acquérir une culture de surface, sur tout type de sujet.
Or, pour cela, il faut en passer par l'outil ordinateur, une machine. Machine que personne n'est à même de concevoir de A à Z (de l'extraction des métaux qui nécessitent d'autres machines à la mise en place des circuits, qui nécessite d'autres machines, etc).
On se retrouve donc dans un processus d'apprentissage grâce à un outil que nous ne connaissons pas (dont nous connaissons le fonctionnement, mais pas l'étape préparatoire, c'est à dire le processus de création issu d'un savoir préalable).
On apprend donc grâce à quelque chose que l'on a jamais appris. Anthropologiquement, c'est un processus inédit. Frotter deux silex pour produire du feu relève de la technique, mais là où la technique a muté, c'est dans l'absolue nécessité de la machine pour produire du savoir, de nos jours. C'est ainsi que l'on se retrouve dans une société dominée par les opérateurs, qui écarte les réels techniciens.
Sur la technique, il faut vraiment lire Anders :
Selon Anders, l'époque est marquée par le fait qu'il y a non seulement de plus en plus de machines mais que celles-ci, gagnant en taille, en complexité et en vitesse, font de plus en plus système, imposent leurs lois aux hommes, les rendant du coup "obsolètes". Mais à la différence d'un Ellul, qui en arrive à cette même conclusion à la même époque en partant d'un constat (la technique change de statut au XXe siècle du fait que les machines sont toujours plus automatisées), Anders, aborde la situation par une approche moins sociologique, plus philosophique, centrée sur ce qui arrive à "l'homme moderne".
Celui-ci ne s'élève que partiellement à l'image de Prométhée, ce fameux personnage mythique qui fut puni par Zeus pour avoir dérobé le feu des dieux. Comme lui, en raison de sa prétention démesurée (hybris) qui le mène à vouloir faire usage d'une puissance divine, il a entrepris de repousser les limites que lui assignait la nature et de construire un monde surhumain. Mais si l'usage qu'il a fait de la technique est effectivement impressionnant, ses créations finissent par le dépasser : il en perd la maîtrise.
Anders développe dans son livre deux idées fortes et étroitement liées : le décalage prométhéen et la honte prométhéenne.
Le décalage prométhéen correspond au décalage entre les accomplissements techniques de l'homme et ses capacités (notamment le sens de la mesure et de la responsabilité). Tout au plus est-il capable d'évaluer les risques d'un phénomène particulier et de prendre diverses précautions pour le limiter mais il est foncièrement incapable de considérer le phénomène technicien dans son ensemble. A l’opposé de l'utopiste, qui imagine un monde qu'il ne peut réaliser, l'homo technicus produit un monde qu'il n'est pas capable d'imaginer. Cette incapacité d'appréhender les implications de ce qu'il fait, cet écart entre ses productions (prodigieuses) et ses capacités morales font de lui un "analphabète de la peur". Son irresponsabilité elle-même ne relève pas de la faute morale (car pour qu'il y ait faute, il faut qu'il y ait conscience ou possibilité de conscience de la faute) mais d'un défaut d'imagination et de sensibilité, dans la mesure où l'ordre technicien impose ses critères (en premier lieu l'efficacité) et se substitue à toutes les valeurs qui avaient cours jusqu'à présent. Elle résulte donc du fait que l'on succombe (que l'on soit général ou sergent, chef d'état ou simple quidam) à la croyance en la capacité de la technique à résoudre les problèmes de l'existence. En d'autres termes, on a beau savoir quelles conséquences entraînerait une guerre atomique, notre savoir équivaut à de qu'on n'en retire aucun enseignement : ce n'est pas à lui que l'on se réfère en dernier ressort mais à sa croyance. Du fait de sa complexité et de son gigantisme, l'univers technicien est devenu proprement incompréhensible : il "dépasse l'entendement".
La honte prométhéenne est le sentiment que l'homme éprouve lorsqu'il se compare à ses productions, ne supportant pas au fond l'idée que, contrairement à elles, il ne relève pas du processus de fabrication rationalisé qui leur a donné naissance. Cette honte ne s'exprime pas seulement dans les tentatives d'avant-garde pour remplacer le vieil homme par le nouveau, mais également dans les situations les plus quotidiennes. Elle constitue la honte de son origine, la honte de devoir son être à la nature, à quelque chose qui ne relève pas d'un processus technique. On a « honte d'être devenu plutôt que d'avoir été fabriqué » résume Anders. La honte prométhéenne compense la fierté prométhéenne. Mais, comme elle, elle procède de la revendication à la liberté absolue : la fierté exprime une volonté de s'approprier intégralement les conditions de son existence, la honte relève de la conscience que quelque chose, en définitive, fait obstacle à cette entreprise de maîtrise intégrale. La mutation de l'humanité correspond donc à une volonté inconsciente de supprimer tout obstacle naturel par des moyens techniques, ceci afin de mettre un terme à la honte de se savoir un "produit de la nature".