Ca faisait un an que je voulais voir les Cuillins, ce petit groupe de montagnes au sud de l'île de Skye, réputées pour leur beauté et leur caractère rude. J'ai dû décaler deux fois le voyage pour cause de visites familiales inattendues, alors quand je me suis retrouvé avec une semaine de vacances à solder sans bien pouvoir choisir la date je me suis dit : "voilà ma chance".
Mon pote MacPherson avec sa barbe rousse m'a bien dit
"les Cuillins en octobre c'est pire qu'une machine-à-laver, c'est pour ça que personne
n'y va". Venant d'un gars qui a grandi dans les îles et encore plus féru de plein-air que moi ça aurait dû me mettre la puce à l'oreille. Mais je crois que sur le moment j'ai juste voulu comprendre "c'est cool, j'y serai encore plus peinard".
Arrivé le soir après la tombée de la nuit, en ouvrant la porte de la voiture j'ai compris que le vent ne rigolait pas. J'ai cherché un endroit un peu potable où mettre ma tente pour la nuit, mais la mauvaise habitude de faire mon sac de plus en plus à l'arrache année après année implique que j'oublie des trucs à chaque fois. Cette fois c'était la frontale. Je me souviens l'avoir eu dans la main à la maison, mais je ne l'ai pas mise dans le sac...
J'ai donc monté ma tente dans le noir à la lueur d'une "photon" de Maximil, pas évident sur le terrain irrégulier. Pas très bien, pas assez tendue. Me suis installé pour la nuit. Tiens, j'ai pas pris non-plus les sacs-poubelle habituels pour protéger le duvet... Et une cuillère, je me rappelle, j'en avais une dans la main en même temps que la frontale...
Le vent a forci encore pendant la nuit, puis la pluie s'est mise à tomber. C'était le début des 40 jours et 40 nuits. La tente battait dans tous les sens. Pas assez tendue, j'étais à peu près sûr qu'elle ne passerait pas la nuit. Un des piquet a été arraché. Je me suis rhabillé et suis sorti dans le vent et la pluie pour essayer de la tendre mieux. J'estimais le vent dans les 60/70 km/h peut-être. Là j'ai vu à quel point il maltraitait ma tente. Je n'ai pas réussi à bien la retendre, elle était simplement un peu mal montée, dans le noir. Me suis recouché et me suis endormi malgré le bruit.
Le soleil m'a pris en train de faire la grasse matinée, et moi je n'ai pas vraiment compris comment la tente n'avait pas été transformée en lambeaux de toile et en éclats d'aluminium après la rouste qu'elle s'était prise .
Me suis mis en route le long du Glen Sligachan, la large vallée qui devait me mener jusqu'à la côte sud de l'île. A vue de carte une douzaine de bornes plus ou moins à plat, avec un sentier, une broutille. Même avec la gueule battue par les gouttes que le vent de face amènait à l'horizontale, deux ans à randonner en Ecosse ont fini par changer ma perception de la pluie
Comme disait un collègue (petit-fil du médecin Alexander Macklin qui était sur l'Endurance avec Shackleton) "eventually you just end up embracing the wetness".
Sauf que...
Le sol était une pataugeoire. Autre chose que les marécages habituels. Le sentier était souvent un petit torrent, parfois il s'élargissait en petit étang. J'ai croisé de nombreuses petites rivières qui n'avaient pas toujours de gué. De plus en plus profondes. Je me suis dit "OK" et j'ai laissé tomber la recherche de gués, commencé à traverser toutes les rivières et les étangs avec l'eau jusqu'aux genoux. 12 bornes seulement, essorer les chaussettes et vider les chaussures de temps en temps, je mettrai des changes sèches une fois arrivé.
Quelques rivières étaient plus fortes que les autres. L'une d'elles était trop profonde et le courant trop fort. J'ai cherché un gué, et j'ai trouvé un vague passage légèrement sous l'eau. J'ai fait mon chemin de rocher submergé en rocher submergé. J'arrivais à la rive opposée quand le courant m'a fauché. Heureusement la rive opposée était verticale, j'ai pu me raccrocher à des bruyères et m'y hisser. C'est solide la bruyère ! Je n'ai pas été trop mouillé au dessus de la ceinture, et sous la ceinture finalement c'était déjà mouillé pareil avant.
Tout était inondé. Le terrain le plus "sec" que je pouvais en huit bornes de marche avait un centimètre d'eau stagnante, le reste montait aux chevilles, aux mollets, aux genoux, même en passant très loin des lacs. J'ai commencé à comprendre ce que Gus voulait dire avec son histoire de machine-à-laver.
Après huit ou neuf bornes à ce train un endroit m'a choqué par son absence d'eau. Un petit lopin, pourtant horizontal. De quoi monter trois ou quatre tentes. Dans l'univers aquatique où je baignais ce sol sec jurait comme un furoncle sur le nez d'une mariée. J'ai allumé mon GPS et marqué un waypoint, juste au cas où.
J'ai continué. Me suis retrouvé face à une autre rivière encore plus grosse. Là je me suis dit que ça faisait juste chier, tout ça, en fait, sans savoir si derrière je trouverais un endroit où m'installer pour la nuit, ou bien si le vent de mer ne serait pas encore plus fort que ce qui aurait décorné les boeufs déjà ici, s'il y avait eu des boeufs. Que j'allais retourner au petit havre de sècheresse que j'avais trouvé et aviser demain.
J'ai fait ainsi. Monté la tente, bien tendue comme une fesse de babouin. En voyant l'eau ruisseler en paquets sur la toile j'ai réalisé la violence réelle de cette pluie à laquelle je m'étais habitué.
Me suis installé dedans, enfilé des changes sèches de la tête aux pieds, éparpillé tous mes petits trucs de partout, fait cuire des pâtes et balancé l'eau de cuisson dans une gourde au fond duduvet mouillé. Ajouté une conserve d'anchois dans les pâtes pour faire bonne mesure. J'ai commencé à manger ma plâtrée (avec les doigts, vu que ma cuillère était avec ma frontale, je pouvais toujours essuyer l'huile d'anchois dans mon caleçon mouillé). J'écoutais le battement assourdissant de la pluie, dégustais mes pâtes en admirant la tempête dehors par une petite ouverture en haut de la porte, du côté sous le vent. Le vent secouait la tente mais cette fois elle était bien accrochée et j'avais de quoi voir venir. J'étais au chaud et au sec et jubilais déjà en philosophant sur le confort du randonneur moderne. Karto 1 -- Machine-à-laver 0. On verrait demain pour la suite.
J'en étais juste à me dire ça. Pile. Quand j'ai vu de l'eau plein le porche. J'ai d'abord cru que la pluie était rentrée par l'ouverture mais ce n'était pas le cas. Le niveau montait à vue d'oeil. Mon sac à dos baignait déjà, il était plein d'eau. Le sol de la tente était bombé et faisait matelas à eau. Je me suis dit à voix haute "quelle m*rde, je peux pas rester là, faut partir tout de suite". J'ai englouti mes pâtes (un gâchis gastromonique, les bonnes choses prennent du temps) et ai fourré mes affaires dans le sac à dos après en avoir vaguement vidé l'eau. Renfilé mon pantalon trempé, mes chaussettes chaudes et mouillées, et tout le reste. Je n'aurai profité du confort qu'une demi-heure. Vu que ça avait été le seul endroit sec que j'avais vu à des bornes à la ronde, j'allais être obligé de passer un mode dégradé, camping sans confort. Et là, grande inspiration, l'idée de génie. Comme les anciens juifs qui célébraient pâques en disant "l'an prochain à Jérusalem", je me suis dit en rigolant "cette nuit dans mon lit" !
(c'était au sec 5 minutes avant)
(juste après avoir démonté la tente)
Il y a huit ou neuf ans j'aurais probablement insisté. Trouvé un autre autre endroit. Allé voir peut-être si la cabane en ruines sur la carte à trois bornes de là était vraiment en ruines, moyennant moultes traversées supplémentaires de rivières et d'étangs qui m'auraient éloignées encore plus de ma bagnole. Me serais calé derrière un des rares rochers et aurais passé la nuit.
Mais je n'ai plus besoin de me prouver ces trucs. Je sais que je peux le faire, et je sais qu'il n'y a aucun plaisir. Le plein-air est devenu mon loisir, plus mon miroir.
Mon seul obstacle restait la plus grosse des rivières à retraverser dans l'autre sens. J'avais le sentiment qu'elle avait encore gonflé un peu en mon absence et ne retrouvais plus le passage emprunté à l'aller deux heures plus tôt.
Je l'ai descenscendue un peu et ai trouvé un endroit un chouilla plus large avec moins de courant. Pas question de faire l'équilibriste dans un endroit pareil toutefois. Cette traversée représente un obstacle sérieux, et j'ai assez joué dans des rivières pour ne pas la sous-estimer.
(pour l'échelle, la bruyère là forme de petits buissons, et non pas des paquets herbeux)Je suis allé très lentement. Tout petit pas après tout petit pas. J'avais de l'eau jusqu'aux hanches. Le courant me poussait avec une force inouie. Je m'arc-boutais avec la main aval contre le haut des gros rocher sous l'eau, et avec le pied aval contre leur base, pour me verrouiller contre le courant. J'avais doucement le pied amont en essayant de contrôler le mouvement de ma jambe, et en m'assurant qu'il n'y a pas de trou avant de mettre mon poids dessus. Technique éprouvée depuis des années, mais tendue quand-même. (et celui qui me parle de Ray Mears et du tripode n'a qu'à me trouver un arbre dans le coin, ou même un malheureux buisson assez costaud pour resister ; pas de buisson, pas de bâton) Faut être concentré et ne pas penser au froid. Mieux vaut deux minutes de plus dans le courant glacé que de se faire faucher et emporter dans les rapides ou pire, foutre une jambe dans un trou entre les rochers.
Voilà. C'était le dernier vrai obstacle. Le reste, c'était du déjà vu, 8 bornes de flop flop et de sploutch sploutch, que je pourrais finir même après la nuit tombée. En chemin une petite troupe de cerfs se moque de ma retraite. Rira bien qui rira le dernier, j'avais justement prévu d'essayer bientôt un restau du front de mer d'Aberdeen, réputé pour ses steaks de cerf au chutney de griottes.
A ma gauche les sommets de la Cuillins Ridge, discernables dans le brouillard, vomissent des cascades immenses partout sur leurs flancs. Même près des sommets. J'ai l'impression d'assister à une éruption volcanique à base d'eau. Je n'ai jamais vu autant d'eau provenant d'aussi peu de dénivelé. Ca en dit long sur la violence de cette pluie. La photo ne donne rien, champ trop petit et pas assez de lumière, mais je suis fair-play et te laisse juger toi-même.
et, heu, voilà