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Mise en évidence des propriétés de la vision chez le cerf.
Des études scientifiques publiées au tournant du siècle montrent qu’il est possible pour le cerf de Virginie de détecter les couleurs, y compris l’orange. Mais comment ont-ils pu mesurer ça? Avant de se lancer dans ces explications, il est nécessaire de comprendre comment fonctionne la perception des couleurs par l’œil.
Le mécanisme de la perception des couleurs :La structure qui permet de percevoir les couleurs se retrouve au fond de l’œil, endroit où la lumière termine son trajet. C’est à cet endroit qu’est située la rétine, une membrane qui possède, chez l’homme, environ 250 millions de photorécepteurs. Ce sont en fait des photopigments rattachés aux photorécepteurs qui permettent la perception des couleurs. Nous reviendrons au rôle des photopigments un peu plus loin. Pour l’instant, retenons seulement qu’un photopigment est un morceau de cellule qui permet de détecter les couleurs, tandis que le photorécepteur est l’ensemble de la cellule. On retrouve deux types de photorécepteurs sur la rétine : les bâtonnets et les cônes. Au crépuscule, les récepteurs les plus actifs sont les bâtonnets. Les bâtonnets sont plus sensibles à la lumière que les cônes et donnent des images floues et incolores. Ils sont aussi responsables de la perception de la brillance des couleurs. À l’inverse, les cônes sont plutôt actifs en pleine lumière et fournissent une vision très précise des couleurs. Chez l’humain, il existe trois types de cônes : les cônes bleus, verts et rouges. Ce qui détermine qu’un cône est «bleu », « vert » ou « rouge », dépend du type de photopigment qui y est relié (rappelez-vous, les photopigments sont rattachés au photorécepteurs). La perception des différentes couleurs est due à la stimulation plus prononcée d’un type de photopigment par rapport à un autre. Par exemple, si la lumière jaune, reconnue pour stimuler les photopigments rouges et verts, stimule les photopigments rouges de façon plus marquée que les verts, nous allons apercevoir du orange. Si les trois types de photopigments sont stimulés de façon égale, nous allons voir du blanc. « Oui mais le chevreuil? » J’y arrive.
La détermination de la vision des couleurs chez le cerf.L’électrorétinographie :D’après ce que l’on a vu précédemment, l’humain possède trois types de cônes, ce qui lui permet de distinguer toutes les couleurs. De façon générale, le niveau de perception des couleurs dépend du nombre de cônes différents que possède un animal. Pour être en mesure de percevoir certaines couleurs, un minimum de deux types de cônes est nécessaire. Afin de déterminer si le cerf possédait ou non ce minimum requis, des scientifiques ont stimulés les structures visuelles du cerf avec chacune des couleurs de l’arc-en-ciel. Ils ont par la suite effectué des mesures qui leur ont permis de savoir quelles couleurs avaient été détectées. Ces mesures ont été faites à l’aide d’une méthode appelée électrorétinographie. Cette méthode fonctionne un peu comme l’électrocardiographie, sauf que l’on ne mesure pas les patrons de battements du cœur mais la perception des différentes couleurs par l’œil.
En 1978, les résultats d’une expérience dans laquelle l’électrorétinographie a été utilisée ont permis de montrer que le cerf de Virginie, à la différence de l’homme, ne possède que deux types de cônes; des « bleus » et des « jaunes-verts ». Malgré cette découverte, il était impossible de dire à cette époque si le cerf pouvait voir les couleurs. En effet, même si le cerf possède ces deux types de cônes, rien ne prouvait qu’il fût en mesure de distinguer les couleurs. Bien que subtile, cette nuance est très importante. Dire qu’un cerf distingue les couleurs puisqu’il possède des cônes « bleus » et « jaunes-verts » sans le vérifier à l’aide d’une expérience, c’est comme affirmer que tout humain qui a en sa possession une arme chargée a commis un meurtre, ce qui n’est pas le cas, vous en conviendrez.
Les études comportementales :Il a donc fallu attendre les résultats d’une série d’expériences comportementales menées durant les années 90 et 2000 pour montrer que le cerf de Virginie est non seulement capable de distinguer les couleurs, mais qu’il peut différencier des couleurs comme le bleu, le vert, le jaune et l’orange. Contrairement à la méthode de l’électrorétinographie, les méthodes comportementales permettent de mesurer de façon indirecte la capacité de détection des couleurs. L’unité de mesure de ce type d’étude est le comportement de l’animal et non les propriétés de son œil. Lors des études comportementales, on place un animal dans une situation où il a à faire un choix. On observe par la suite la réponse de l’animal vis-à-vis ce choix. C’est ce que l’on appelle un test de discrimination. Pour faire ce genre de test, les scientifiques doivent utiliser des animaux entraînés et gardés en captivité. L’entraînement consiste à apprendre à l’animal à distinguer un stimulus particulier, par exemple, dans le cas du cerf, que seule une mangeoire de couleur orange contient de la moulée accessible. L’accessibilité de la nourriture des mangeoires est contrôlée par une porte pivotante que l’on peut verrouiller et déverrouiller à sa guise. Les mangeoires utilisées dans ce type d’expérience ne sont ni plus ni moins que des boîtes de bois de forme cubique munies d’une porte pivotante de dimension assez grande pour permettre au cerf d’y insérer sa tête. On expose par la suite le cerf entraîné à une situation dans laquelle il aura le choix d’essayer d’aller s’alimenter dans des mangeoires de différentes couleurs. Afin de s’assurer que le cerf choisira la mangeoire à l’aide de sa vue et non de son odorat, toutes les mangeoires auxquelles le cerf entraîné est exposé doivent contenir de la nourriture. Lorsque l’on expose notre cerf à une telle situation, ce dernier saura que seule la mangeoire orange contient de la nourriture accessible, alors que la nourriture contenue dans les autres mangeoires ne l’est pas puisque les portes pivotantes auront préalablement été verrouillées dans ces mangeoires. Suite à cet entraînement, si le cerf choisit la mangeoire orange en premier, c’est qu’il peut distinguer cette couleur des autres couleurs.
Le problème de la reconnaissance de la brillance :Le problème avec les expériences comportementales, c’est que les scientifiques doivent uniformiser la brillance des couleurs afin de s’assurer que l’animal ne discerne pas la brillance de la couleur au lieu de la couleur elle-même lors du choix d’une mangeoire. La brillance d’une couleur est synonyme de son éclat. Par exemple, le vert d’un concombre est moins brillant (moins éclatant) que le vert d’une pomme Granny Smith. Or, une couleur pâle est considérée plus brillante qu’une couleur foncée. Comme on l’a vu précédemment, ce sont les bâtonnets qui sont responsables de distinguer les différents niveaux de brillance des couleurs. Même s’ils sont beaucoup plus utiles à l’aube puisque sensible à une faible luminosité particulièrement si le cerf a mangé des bleuets/myrtilles/awasous (
cf. Diesel 
). Souvenez-vous, nous humain nous ne distinguons pas les couleurs la nuit car les cônes sont inopérants, les bâtonnets peuvent aussi être utilisés en pleine lumière pour discerner des objets plus brillants que d’autres.
Dans le passé, plusieurs expériences utilisant des tests de discrimination n’ont pas uniformisé la brillance des couleurs. C’est ce qui a mené à la discréditation d’une étude menée sur des cerfs entraînés par une équipe de chercheurs américains en 1989. Même si les auteurs de l’étude ont réussi à démontrer que les cerfs étaient en mesure de différentier l’orange du bleu, il n’est pas possible d’écarter l’hypothèse selon laquelle ces derniers aient pu utiliser la brillance pour reconnaître ces couleurs.
Il a fallu attendre 2001 pour être en mesure de quantifier l’importance de la brillance des couleurs sur le choix des cerfs lors de la réalisation de tests de discrimination. Une équipe de chercheurs suédois ont entraîné des daims à s’alimenter dans des mangeoires peintes en vert. Ils ont par la suite exposé les daims à une situation où ils devaient choisir entre des mangeoires peintes de deux tons différents de gris et de vert. Certaines mangeoires étaient peintes en vert foncé et en vert pâle tandis que d’autres, en gris pâle et en gris foncé. Les chercheurs ont par la suite soumis les daims entraînés à un test de discrimination dans lequel l'une des portes pivotante des mangeoires était peinte d'une couleur brillante (vert pâle ou gris pâle) et l'autre porte d'une couleur non brillante (gris foncé, vert foncé). Les combinaisons possibles sont donc de tester entre gris pâle et vert foncé et entre gris foncé et vert pâle. Si le choix des couleurs était basé sur leur brillance, lors de la combinaison entre vert foncé et gris pâle, le gris pâle aurait été choisi de façon plus marquée que le vert foncé et dans l'autre situation le vert pâle plus souvent que le gris foncé.
Les résultats de cette expérience ont montré que le daim choisissait préférentiellement les mangeoires vertes indépendamment de la brillance des couleurs testées. L’expérience des chercheurs suédois montre donc que la brillance des couleurs n’influence pas le choix des mangeoires par les animaux entraînés, l’élément ayant le plus d’influence sur la décision des animaux étant la couleur elle-même.
Certains diront que ces résultats, qui ont été observés chez le daim ne sont pas nécessairement applicables au cerf de Virginie. En fait, ils le sont puisque des recherches ont montrés que la capacité de vision du cerf de Virginie ne diffère que légèrement de celle du daim. D’autres se demanderont : « Pourquoi ne pas avoir testé le gris pâle et le gris foncé et le vert pâle et le vert foncé lors d’un même test pour savoir si les daims discernent la brillance? ». Étant donné que les daims sont entraînés positivement, donc récompensés par de la nourriture avec du vert, tester entre deux mangeoires vertes ne produirait pas de différences mesurables de choix puisque les mangeoires vertes sont deux stimuli positifs. Il en va de même pour le test entre deux mangeoires grises car les deux sont des stimulus négatifs (non récompensés par de la nourriture).
Avec cette nouvelle expérience, les résultats de l’étude américaine réalisée à la fin des années 1980 prennent du poids. En effet, il est maintenant concevable que la brillance des couleurs n’ait pas eu d’influence sur l’identification des couleurs par les cerfs testés à cette époque. Tout porte donc à croire que les cerfs de Virginie sont en mesure de distinguer l’orange des autres couleurs.
Discussion
Les propriétés de la vision du cerf de Virginie ne se limitent pas à la détection des couleurs. De même, la vision n'est pas son principal moyen de détection. Il ne faut pas faire de l'anthropomorphisme. Chez l'être humain, la vision est le sens le plus développé ne généralisons pas aux animaux. En effet, d’autres caractéristiques de sa vision lui procurent une excellente capacité de détection. Par exemple, le cerf possède un champ de vision de 310º, comparativement à 170º pour l’humain. On peut donc dire qu’un chevreuil « a des yeux tout le tour de la tête » dû à la largesse de son champ de vision. Les cerfs sont également capables de voir la nuit grâce au « tapetum lucidum », une sorte de miroir qui accroît les différences de brillance des objets en permettant le passage de la lumière dans l’œil à deux reprises. C’est pour cette raison que lorsque l’on éclaire un chevreuil la nuit, on voit un cercle lumineux très brillant dans son œil. C’est ce que l’on reconnaît populairement comme « un oeil au jack ». Mis à part le fait que le cerf soit en mesure de détecter le orange, il est important de mentionner que seule la couleur d’un dossard ne permet pas au cerf de Virginie d’identifier le chasseur. Ce qui confirme au cerf qu’il est en présence d’un chasseur, ce sont les mouvements de ce dernier. Vous n’aviez pas besoin de moi pour vous dire ça, me direz vous. Je sais, mais savez vous pourquoi les cerfs sont sensibles aux mouvements des chasseurs?
Le cerf de Virginie adulte est un animal qui a pour principaux prédateurs des canidés qui pourchassent leurs proies (coyote, loup, chien sauvages). Les cerfs ont donc appris qu’un animal de taille moyenne en mouvement constitue une menace pour eux. Le même animal immobile, situé à une distance jugée sécuritaire, est généralement perçu comme sans danger. Ce phénomène peut être exploité lors de l’approche. Si un animal identifie une distance limite pour laisser approcher un homme, on peut le tromper en offrant à son regard une taille moindre.
Conclusion
Quand vous êtes vêtu d’un dossard orange et que vous bougez, le cerf vous détecte plus facilement car il est en mesure de distinguer la couleur de votre dossard des autres couleurs environnantes. C’est ça qui est nouveau. Jusqu’à récemment, peu de gens pouvaient affirmer que le cerf de Virginie pouvait différencier les couleurs et que cette propriété de sa vision pouvait être utilisée afin de détecter et d’identifier des objets. Est-ce une bonne raison pour faire pression sur le gouvernement pour qu’il exempte les chasseurs de porter le dossard lors de la chasse à la carabine, au fusil ou à la poudre noire? Je crois sincèrement que non, pour deux raisons.
Premièrement, la chasse est une activité qui nécessite une vivacité d’esprit constante afin de minimiser les accidents. Il suffit d’une fraction de seconde pour que la vie de votre confrère, revêtu d’un habit de chasse couleur camouflage, qui venait tout bonnement vous rejoindre pour le dîner, s’efface ou soit à jamais changée. Quelqu’un situé à 100 mètres l’aura peut-être pris pour un cerf. Avec un dossard, la fréquence de ce genre d’accident est grandement diminuée. Risquer sa vie pour avoir plus de chance d’abattre un cerf est à mon avis un geste irréfléchi.
Deuxièmement, ce que je ne vous ai pas dit, c’est que ma femelle du début court encore. J’avais juste à ne pas bouger! Chasser avec un dossard, c’est encore plus sportif que chasser sans dossard.
Si vous ne bougez pas, le cerf ne vous identifiera pas. Il va finir par vous détecter mais si vous ne bougez pas, il passera près de vous comme si de rien n’était car il ne sera pas en mesure de vous identifier. J’ai vécu l’expérience à plusieurs reprises.
Les chasseurs qui affirment que les cerfs les voient parce qu’ils ont leur dossard devraient s'entrainer un peu plus à rester immobile et à contrôler leurs odeurs... REFERENCES :
Bigersson, B., Ulrik, A. et Forkman, B. (2001). Colour Vision in Fallow Deer: a behavioural study. Animal Behaviour 61: 367-371.
Halls, L. K. White-Tailed Deer Ecology and Management. (1984). Stackpole books. Harrisburg, Pa. 870 p.
Marieb, E. N. (1999). Anatomie et physiologie humaines. Éditions du renouveau pédagogique. 1194 p.
Smith, B. L., Stotko D. J., Owen W. et MacDaniel R.J. (1989). Color Vision in The White-Tailed Deer. The psychological Record 39: 195-201.
VerCauteren, K. C. et Pipas M. J. (2003). A Review of Color Vision in White-Tailed Deer. Wildlife Society Bulletin 31: 684-691.
« L’œil au jack » d’un cerf de Virginie est en fait produit par une structure de son œil appelé tapetum lucidum, une sorte de miroir qui permet le passage de la lumière à deux reprises dans l’œil. Rodrigue Beauchemin