Ce récit va sûrement faire sourire les militaires d'active ou retraités, les marathoniens comme Langouste ou Frog, et les clones de Diesel. Mais pour moi c'est le récit d'une petite leçon qu'il est peut-être bon de partager.La leçon en deux volets, c'est premièrement que faire 50km de marche à un rythme soutenu sur terrain facile, la nuit, sans entraînement spécifique, n'est pas si évident qu'on pourrait le penser. 30km sont une chose, 50km en sont définitivement une autre. Deuxièmement que la jeunesse ou le niveau sportif ne sont pas des gages de succès de ce genre de marche. Dans cette marche collective que je vais brièvement raconter, il y a beaucoup de jeunes bien musclés qui ont craqué, et plusieurs quinqua- ou sexagénaires qui sont arrivés au bout avant moi...
Enfin si je le raconte, c'est surtout pour donner peut-être envie à d'autres de participer à ce genre de trucs...
Ce week-end j'ai donc pris part à une rando-collective appelée "Les allumés de la pleine-lune" qui se déroulait à dix bornes de chez moi. C'était la première fois que je m'inscrivais à ce genre d'évènement, par curiosité après que Guillaume et moi ayons croisé par hasard un de ses organisateurs il y a deux mois. Le programme annoncé était une rando sur une boucle de 50km avec 1660 mètres de dénivelé positif. Le départ était fixé à 22 heures samedi soir. Le gars qui m'avait convaincu de participer avait fait mouche avec quelques mots-clefs genre "bonne ambiance" et "soupe à l'oignon à mi-parcours" !
Je suis donc arrivé au point de départ samedi soir, après avoir passé l'après-midi à la plage avec des copains, à jouer au foot, boire des coups, nager et même me faire câliner par trois méduses. Voilà une préparation physique sous-optimale, c'est sûr, j'étais déjà bien fatigué en arrivant, mais je me suis dit que je pouvais bien me payer le luxe d'un petit handicap au départ.
Il y avait 1500 personnes au départ. Un troupeau. En entendant le mauvais groupe de musiciens dont la musique ressemblait à la parodie d'une parodie de François Peyrusse, et l'organisateur qui hurlait dans son micro "allez tout le monde lève les bras", je commençais déjà à me demander ce que je foutais là. J'étais surpris de voir pas mal d'enfants (sûrement une bonne centaine) et des sexagénaires bedonnants. Cela dit, plusieurs groupes avaient prévus de ne pas aller au delà du premier ou du second check-point (12km et 23km). Les autres participants avaient pour beaucoup l'allure de gars qui s'entraînent tous les jours à la marche et à la course à pied. Il y en avait qui arboraient le torse de Diesel monté sur les cuisses de David. La plupart avait de supers équipements de sport griffés de grands marques, et beaucoup utilisaient des bâtons.
Moi, comme d'habitude, j'avais l'air d'un c*n qui n'est pas à sa place, et mon entraînement reste quand même très minime, quelques kilomètres de jogging de temps en temps et c'est tout.
A 22h00 et quelques broutilles, c'était parti.
Le début était un peu laborieux ; à 1500 sur une piste DFCI on est un peu comme au supermarché. Au bout de deux ou trois kilomètres j'ai pu remonter un peu la colonne et je me retrouvais dans une foule moins compacte et marchant rapidement. La première étape était carrément du gâteau, et je n'ai pas senti les 12km quasi à plat (300m de dénivelé sur la distance). Je me suis restauré rapidement au check-point et suis reparti pour la seconde étape. Cette étape était marquée par un peu de descente puis une montée de 400m de dénivelé encore étalée sur plusieurs kilomètres. Facile. Avec ma bonne habitude des montées j'ai pu laisser loin derrière moi et sans aucun effort pas mal de groupes, jeunes ou non, qui m'avaient largement doublés sur le plat précédent. Je commençais vaniteusement à me dire que je finirais peut-être le parcours facilement.
Près du sommet de cette côte, à un peu plus de 1000m d'altitude, je suis tombé sur le premier cadavre, une femme qui gisait tétanisée. Son mari s'occupait d'elle, il m'a dit qu'ils avaient à boire, à manger, des vêtements chauds (il y avait un peu de givre et beaucoup de rosée) et que les secours étaient en route. J'ai donc terminé l'étape et au second pointage j'ai bien évidemment confirmé que je continuais la promenade.
Je me suis octroyé un bon quart d'heure de pause dans cette salle municipale à l'ambiance bien chauffée. La musique faisait vibrer les murs et les souriantes jeunes bénévoles qui servaient la soupe dansaient en rythme. C'était propre à mettre de bonne humeur. Puis je suis reparti.
Quelques kilomètres ont encore été raisonnablement faciles. Seulement 500 personnes étaient encore dans l'affaire et les groupes étaient très dispersés. Souvent je me retrouvais seul à chercher les balises à la frontale, j'étais seul à des centaines de mètres devant et derrière les lueurs de frontales les plus proches. Les organisateurs avaient prévu le coup, et à la place des pistes que nous suivions pendant les 20 premiers kilomètres, l'épreuve se déroulait à présent plutôt sur des sentiers à chèvres complètement défoncés à flanc de colline. Une descente dans une gorge et sa remontée, puis d'un coup j'ai commencé à me sentir vraiment fatigué, vers trois heures du matin. Je n'étais pas le seul dans ce cas et je dépassais des groupes qui avaient subi une soudaine baisse de rythme.
En plus de la fatigue j'avais de plus en plus mal aux jambes et aux pieds. Je portais des baskets de qualité décente mais j'avais négligé de faire attention aux chaussettes, j'avais de vieilles chaussettes "de bureau" au maillage lâche qui commençaient à franchement me rectifier la peau, surtout qu'elles étaient humides de rosée et de boue. Et les élastiques du slip commençaient aussi à essayer de se faire un peu de place dans la peau de mes aines.
Peu avant d'arriver au troisième check-point, à 32km, je me suis juré de ne pas monter dans la navette qui ramenerait les gens qui abandonneraient. La douleur s'emparait irrémédiablement de tout ce qui bougeait en dessous de mes hanches (enfin
presque ), mais à vrai dire je me disais que la vraie épreuve commençait justement à ce moment là et qu'il eût été dommage de l'esquiver.
La restauration au troisième et dernier check-point était assurée dans une petite salle chauffée. Le service était offert par une bande de grand-mères adorables. L'ambiance était un plus calme qu'à la halte précédente, et ce n'était pas de trop. Après 20 minutes de libations à coups de pâtés de campagne et de portions d'oranges, je me suis dit que finalement il n'y avait plus que 18km à faire d'une traite pour terminer et que ça ne pouvait pas être si difficile. Je suis donc reparti un peu avant 05h00 du matin, 72ème ainsi que me l'a annoncé le gars qui tenait les comptes à côté de la porte. A vrai dire je commençais à me battre totalement de mon classement qui d'ailleurs ne m'avait jamais vraiment intéressé, et à me dire qu'arriver au bout suffirait à mon bonheur.
J'ai appris à l'arrivée que 200 participants sur les 500 encore en lice avaient abandonné à cette halte.
Ces 18 derniers kilomètres ont été vraiment durs. Malgré la contemplation du jour qui se lève et des oiseaux qui se réveillent, faire du plat sur des pistes empierrées est horrible. J'avais les muscles en feu, les ligaments raides, les pieds en compote et la peau de mes pieds et de mes aines qui commençait à brûler. Je me suis fait doubler par pas mal de mecs, plusieurs couraient. Moi j'avais la peau des pieds trop entamée pour essayer de courir. J'ai l'impression que marcher à plat fait travailler un muscle à l'extérieur du pied ; je me trompe peut être, mais l'extérieur de mes pieds était fourbu. D'ailleurs j'avais l'impression que mes pieds avaient réduit de volume comme un duvet qu'on compresse. Pour ne pas penser à la douleur et au manque de sommeil j'insultais les chemins et je me distrayais en discutant avec des vaches qui broutaient sous les chênes ou en essayant de me rappeler combien de grand-mères m'avaient déjà doublé depuis la dernière étape. Des passages semblables à ceux du départ, si facile, étaient un calvaire total. Les organisateurs ne s'y étaient pas trompés et il y avait deux points de ravitaillement espacés de seulement 5 kilomètres. Aller de l'un a l'autre m'a semblé durer une éternité. Je m'y suis assis, ai enlevé mes chaussures et massé mes pieds. Comme l'excellent Tilman je commençais à me demander "si finalement l'automobile ne serait pas le mode naturel de locomotion de l'être humain".
Le final était une descente dans une gorge de 350 mètres, et sa remontée. La remontée était un soulagement, les articulations travaillent en douceur, les pieds se posent tranquillement, et j'avais la satisfaction de laisser derrière moi sur le finish des gens qui m'avaient doublé longtemps avant.
Encore 500 mètres à faire à travers un village, comme une blague sadique des organisateurs. Les villageois regardaient les participants arriver, nous félicitant. Je me suis assis sur deux bancs en 500 mètres. Le village, c'était le truc de trop. Enfin, le stade... je me trompe de direction, je râle "elle est où la put**n d'arrivée !?", un infirmier qui rigole et me montre le stand d'enregistrement des arrivées... enfin, je me rue sur les pains aux raisins, je m'écroule dans l'herbe... trop bon !
Voilà, 50km en 11h15 de marche essentiellement de nuit, c'était vraiment plus dur que je n'avais pensé.
Dans le gazon j'ai retrouvé un copain de boulot que je croyais pourtant être derrière moi, un qui fait 15 à 20 km de footing plein de dénivelé trois fois par semaine. Le gars avait été ramené en 4x4, les jambes bloquées par des crampes au bout de 44km... vraiment pas de bol. D'ailleurs le pauvre a une déplacement professionnel à faire en Allemagne ce lundi ; je sens qu'il va être super convaincant avec ses jambes raides et ses grimaces de douleur.
Nous étions ainsi plusieurs jeunes affalés dans l'herbe, la tête vide, les jambes trop raides pour vouloir nous lever. A côté de ça, des "vieux" de 60 ans présentaient des signes de fatigue autrement moins marqués que nous, c'était impressionnant à voir.
Bon, histoire de tirer une morale propre à figurer sur un site sur la survie, je dirais que si un jour quelqu'un est améné à faire 50km de marche d'un coup pour des raisons d'E&E, un peu d'entraînement spécifique à la marche d'endurance s'impose. Rien ne sert de savoir soulever de la fonte ou faire du jogging, l'effort est complètement différent, et plus cassant qu'on croirait. Après cette épreuve, je n'avais plus aucune hargne et il m'aurait été bien difficile de tenir tête à quelqu'un ou d'organiser quoi que ce soit. Je suis rentré chez moi en bagnole et me suis jeté au lit. Dans un contexte de crise ce choix aurait été impossible et il faut pouvoir faire preuve de ressources même après une longue marche, qui plus est avec un sac plus lourd que les 4 ou 5 kilos de vêtements, de flotte et de nourriture que j'avais moi sur le dos. Certains militaires sont très bien entraînés à cela (d'ailleurs ce coup ci le vainqueur de l'épreuve est un ancien du GIPN qui a fini en 5 heures et en pleine forme aux dires des bénévoles), mais par contre je crois que le civil moyen sous-estime facilement le tribut que prélève sur le corps une marche longue et rapide. Participer à ce genre d'épreuves, c'est comme jeter un coup d'oeil au baromètre de ses capacités. Quelques courageux savent se forcer à faire ça tous seuls dans leur coin, mais le faire dans un cadre organisé aide à trouver la motivation pour se faire bien mal. Ensuite... il faut s'entraîner !Pour moi, une bonne leçon d'humilité, une de plus.