Chers amis
A l'occasion du fil de David sur les personnes mortes en Corse à cause du mauvais temps, je remarque qu'on n'a jamais ou presque formalisé sur ce forum un notion qui me paraît pourtant centrale aux questions de déclenchement d'accidents. A vrai dire une notion centrale à la condition d'homo-sapiens elle-même : notre capacité à construire dans notre esprit des modèles de la réalité, puis à les utiliser à bon escient ou à nous laisser abuser par eux jusqu'à causer un accident.
Comme je sens que ça risque d'être un peu long, je vais faire ma diatribe de deux façons. Choisissez celle qui vous va le mieux.
1 : façon directeOuvrir les yeux, les oreilles, être attentif à soi et à ce qui nous entoure, et garder l'esprit curieux et sans préjugés afin de ne pas prendre ses désirs pour des réalités.
2 : façon monologue qui n'en finit pas, avec des anecdotes à la con et une formalisation foireuse sortie de mon esprit malade, qui va encore me faire passer pour l'intellectuel de service qui se touche les neurones le soir, et à laquelle personne ne va répondre à part pour me dire qu'il n'a pas lu, mais c'est pas grave Je sacrifie joyeusement ma fierté à la science !...et je m'excuse d'avance pour les hérésies que peut comporter le raisonnement d'un profane dont la seule culture en matière de psychologie se résume à ce qu'on apprend quand on suit un cours de marketing d'une oreille endormie
Une fois, il n'y a pas bien longtemps, j'ai vécu une anecdote que j'ai relatée sur ce forum. Je me prélassais près d'un poêle, seul et bien au chaud dans un refuge connu du Vercors, conscient que ces quelques mètres carrés de confort étaient une bulle de plaisir au milieu d'un déluge de grêle, de neige et d'eau prête à geler, en plein dans un brouillard intense, isolé sur un plateau désert. J'appréciais d'autant plus ce confort que je venais de passer une demi-heure sous la grêle pour atteindre le refuge. Ca arrive ces choses, début juin dans le Vercors.
Et là la poignée de la porte a bougé. m*rde, j'étais bien, tout seul. La poignée a bougé et fait du bruit, et bougé encore, mais n'a pas tourné et la porte restait close. Elle n'est pourtant pas bien dure cette poignée de porte. Je suis allé ouvrir en m'attendant à trouver un truc un peu louche. Effectivement, là dehors se tenaient deux mecs secoués de spasmes, tremblants de froid au point de n'avoir pas réussis à tourner tous seuls la poignée pour entrer. Ils se sont hâtés d'entrer, se sont défroqués et assis en slip devant le feu confortable que j'avais allumé 20 minutes plus tôt.
"Ca aussi ça arrive, en juin dans le Vercors", me suis-je dit. Ce à quoi je m'attendais moins, c'est qu'une fois un peu réchauffés, c'est à dire une bonne demi-heure plus tard, les mecs ont vidés le contenu trempé de leurs sacs à dos pour le suspendre dans le refuge et le laisser sécher ; et diantre, il y avait là deux ponchos, deux vestes en gore-tex, et assez de pulls et de polaires pour équiper l'armée napoléonienne en Russie, ou presque. Et eux étaient là comme des cons à s'être laissé tremper dans leurs polaires légères. Il faut le faire, quand même !! Pire encore, les gars avaient un réchaud à gaz, de l'eau en quantité, des gamelles, bref de quoi faire une bonne boisson chaude.
Pourquoi n'avaient-ils pas passés leurs vêtements alors que la grêle les battait depuis une heure et demi ? Pourquoi n'avaient ils pas utilisé l'abri d'une falaise surplombante le temps de se faire un thé salvateur ? Par connerie, pour sûr, mais ça fait un peu léger comme explication quand même.
Ce serait bien de pouvoir expliquer ce genre de comportements absurdes, ou les gens agissent à l'encontre de leur intérêt alors qu'ils ont tout en main pour agir intelligemment. Ces serait bien de comprendre, pour éviter de faire ça nous-mêmes.
Et bien, vous l'attendiez vous l'espériez, et voilà je l'ai : j'ai une théorie bien foireuse pour essayer d'expliquer ça. Mieux même, ma super théorie explique pourquoi les carambolages arrivent ou pourquoi des gens partent en tête-à-queue sur la route du boulot un jour où ils ne sont même pas en retard. Elle explique pourquoi des mecs se font prendre dans des avalanches en skiant hors-piste alors qu'ils connaissent le danger. Elle explique pourquoi Cynry n'a pas filtré l'eau de la bauge alors qu'il était à sec depuis quoi, 12 heures ? 24 heures ? Elle explique pourquoi des mecs à l'abri dans un refuge peuvent descendre dans un temps glacial pour chercher une aide dont ils n'ont pas besoin, et mourir ce faisant.
Mon raisonnement se fonde sur une assertion simple : la réalité n'est pas ce qu'elle paraît. La réalité n'est qu'une représentation que notre cerveau fait de notre environnement, en se fondant sur ses cinq sens et sur sa mémoire. Notre réalité est une reconstitution cérébrale partielle de ce qui nous entoure. N'importe quel scientifique a un mot simple pour désigner n'importe quelle forme simplifiée de la réalité : un modèle.
Un modèle a un but. Le but du modèle de réalité que fait notre cerveau est évident : permettre des interactions choisies avec notre environnement, dont le but est la préservation de notre vie et de notre espèce, et tant qu'à faire la création de plaisir, ce dernier aidant aux premières.
Encore mieux, notre cerveau de primate évolué a d'autres modèles en stocks. En plus du modèle de la réalité présente, il y a de nombreux modèles correspondant à des situations passées, c'est l'expérience, la mémoire. Des modèles partiels ou plus complets, des gens, des choses, des situations, des actes, des sensations et des abstractions. Mieux, ô merveille, il y a des modèles du futur, des plans, des projets. Des modèles aussi qui n'ont pas forcément vocation à correpondre à une réalité : l'imagination, l'imagination créatrice ou l'imagination de scènes lues dans un livre, l'imagination des abstractions mathématiques, de l'infiniment petit ou de l'infiniment grand.
Les modèles du passé et du futur peuvent être aussi réels que ceux du présent, si on le décide. Il suffit de fermer les yeux et de se replonger avec foi dans un bon ou un mauvais moment passé pour en ressentir les émotions intensément. Et qu'y a-t-il de plus réel qu'une émotion ?
(réponse : une baffe de Pat, ça c'est sûrement encore plus réel)Mais parfois ces modèles se mélangent. Et là, c'est le drame
Enfin, parfois.
Dans l'environnement à très faible risque dans lequel la plupart d'entre nous vivons au quotidien, être un peu à côté de la plaque, faire des choses inappropriées, ne pas tenir compte de signaux d'alarme, n'entraînera que rarement une situation à l'instabilité fatale. A la limite de temps en temps on se coltine un prédateur urbain ou on fait ou subit une erreur au volant, mais force est d'avouer que notre mode de vie est celui d'un lapereau blotti contre sa maman : bien protégés, beaucoup d'erreurs sont globalement pardonnables.
Ce seul état de risque faible est déjà une expérience à part entière. La capacité à se concentrer ou à être attentif n'est pas ancrée dans les habitudes nécessaires au quotidien. A la limite, on est concentré quand on conduit, et encore.
La concentration demande une conscience du risque. Un pilote de Super-Etendard, trente secondes avant l'appontage, a sûrement cette conscience. Tout comme un pompier dans une forêt en flammes, un funambule au dessus de la cinquième avenue, ou je sais pas moi, je commence à fatiguer, lecteur qui es arrivé jusque là tu peux trouver ton exemple tout seul.
La conscience du risque est là quand on reconnaît une situation comme risquée, quand le modèle cérébral de cette situation est liée à des modèles à l'issue désagréable ou pire.
Le problème du randonneur qui se dirige dans un brouillard naissant vers un refuge qu'il croit bien connaître sur un terrain qu'il croit maîtriser, c'est qu'au début il ne se considère pas forcément dans une situation à risque, et continue à considérer comme réel le modèle de réalité qu'il a en tête.
Son modèle mental de la situation peut se décaler par rapport à la réalité, c'est bien humain, ça nous arrive à tous, tout le temps. Si le gars à les pieds sur terre, il va finir par adapter sa représentation mentale à la nouvelle donne. Mais si le gars n'est pas en mode "aware", s'il est fatigué, pressé d'arriver et de reposer ses guiboles fatiguées, s'il se focalise trop sur ce qu'il désire au lieu d'être dans l'instant présent, inconsciemment il risque de ne pas se donner la peine de faire un recalage salvateur.
Il a en tête une situation imaginaire : "il n'y a pas tant de brouillard que ça, il y a cinq minutes j'y voyais bien, et puis le refuge est proche" et s'accroche à une situation future désirée : "être au chaud dans le refuge". On peut tous se tromper sur la distance réelle du refuge, c'est une chose banale. Par contre, ce n'est pas une excuse pour ignorer le reste de la situation, les choses que nos sens nous crient bien ostensiblement : le brouillard est là et il commence à tomber des grêlons et de la neige. Mais le mec se dit : "pas la peine de me couvrir, dans deux minutes j'y suis, je ne vais pas perdre du temps ici dehors à ouvrir mon sac, chercher la polaire et la gore-tex... le temps que je fasse tout ça je pourrais déjà être arrivé au refuge".
Et puis là ça commence à aller mal dans sa tête, parce que quelque part il se rend compte inconsciemment que son modèle s'éloigne de plus en plus de la réalité tangible. Il a le choix : il peut recaler le modèle, prendre en compte les données nouvelles. C'est une décision douleureuse, c'est désagréable de voir sa situation complètement changée en une fraction de seconde, le temps d'une décision, le temps d'une impulsion neuronale. Il peut être plus confortable de s'accrocher à une représentation mentale plus douce, où il ne grêle pas tant que ça et où le refuge n'est pas si loin. Et le gars continue à agir en fonction de son imaginaire, et à entraîner son pote dans une situation de plus en plus précaire.
Le pouvoir du mental est très grand. Si le gars est convaincu que ça ne va pas si mal, il va continuer à agir à la légère.
Si par chance, à un moment où un autre, le corps presse tellement fort le cerveau que celui ci finit par céder et recaler son modèle sur la réalité, la différence risque d'être tellement énorme qu'elle peut être à l'origine d'une réaction de panique ou d'abattement. Et c'est parti pour l'effet chimpanzé...
Je n'invente rien, le type me l'a dit naïvement après sa mésaventure : "on était convaincus que le refuge était tout près, c'est pour ça qu'on n'a pas mis nos ponchos". Moralité ils ont tourné dans le brouillard pendant une heure et demi, sous la grêle et la neige, en petite tenue, comme des cons, au point de se laisser bien entamer par l'hypothermie.
Tous ces accidents bénins ou graves, suite auxquels on nous ressasse "Je croyais que...", "Je ne pensais pas que...".
Ne nous y leurrons pas. Décrocher de la réalité n'est pas l'apanage des esprits légers. Ca peut nous arriver à tous. On a tous un degré de tolérance aux nouvelles désagréables.
Au mieux, ça peut même être bénéfique de fuir un instant la réalité, si la fuite est maîtrisée, pour restaurer ses forces mentales. Comme le le héros de Fight Club qui s'enfuit dans sa caverne, trouver son "animal porteur de force" pendant que Tyler lui brûle la main
Si un modèle est associé à des émotions fortes, le cerveau a des chances de l'envisager plus sérieusement que si le modèle est une totale abstraction imaginaire. On apprend mieux sous le coup des émotions, c'est bien connu.
Si un modèle correpond à une réalité qui se répète et se répète encore, c'est pareil, le ressassage est une pédagogie comme une autre.
C'est comme ça qu'on voit des gens conduire des dizaines de milliers de kilomètres sur autoroute, devenir des conducteurs qui se croient expérimentés. Ils intègrent cérébralement l'autoroute avec ses trois voies qui défilent sous les roues, le trafic plus ou moins dense dont il faut tenir compte, et de temps en temps un incident plus sérieux comme un bout de pneu ou un carton sur la route. Le modèle est bien rôdé, le cerveau a eu des heures et des jours cumulés de conduite pour vérifier que son modèle était excellent et correspondait magnifiquement à la réalité rencontrée. La mécanique est précise, les réactions adaptées et bien anticipée... de bons conducteurs en somme.
Mais un geisterfahrer qui roule à contre-sens, un 40 tonnes accidenté qui barre toute la chaussée ou une épaisseur d'eau propice à l'aquaplanning ne font pas forcément partie du modèle. Ils font pourtant malheureusement parfois partie de la réalité brute et violente qui se présente aux yeux du conducteur. Selon son ouverture d'esprit ou son incapacité à intégrer une réalité trop décalée par rapport à ses conceptions, il va avoir la réaction appropriée (ou qu'il peut penser appropriée de toute bonne foi, faute d'avoir été formé au freinage ou à l'évitement d'urgence par exemple) ou bien le conducteur peut complètement ignorer la donnée, continuer à conduire dans son modèle erroné, et foncer en plein dans le 40 tonnes sans rien tenter, comme je l'ai malheureusement vu une fois, ou foncer joyeusement à 130 sur l'A8 détrempée par un bel orage provençal et finir dans la glissière. Ce n'est pas faute d'avoir vu le camion ou de savoir qu'à 130 sur une mare la voiture va tôt ou tard partir dans le décor. C'est faute d'accepter que ces situations effrayantes sont bel et bien la réalité de l'instant.
Et le même raisonnement pourrait s'appliquer encore et encore, et encore... à la sécurité personnelle face à un agresseur, à l'orientation en général, à une situation politique qui se barre en c*u!lles et à je ne sais quoi d'autre !
Je sais c'est un peu décousu, tout cela ne se fonde sur aucune grande théorie de la psychologie (je n'y connais rien) et à minuit et après deux bières on s'exprime un peu moins clairement et moins exhaustivement, mais ça me plaît. Les lecteurs attentifs remarqueront quelques références au livre "Deep Survival", que je trouve excellent, c'est pourquoi je lui ai piqué quelques idées et que je conseille vivement sa lecture à ceux qui s'intéressent au facteur humain dans les accidents et dans la remontée de la pente après l'accident : la survie.
En somme, restons humbles, désapprenons, et soyons AWARE !